TROISIÈME PARTIE
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Colin passa le restant du vendredi dans sa chambre. Il lut des passages des trois ouvrages de psychologie rapportés de la bibliothèque, et relut jusqu’à une demi-douzaine de fois certaines pages. Lorsqu’il n’étudiait pas, il regardait fixement le mur, quelquefois pendant une heure, et réfléchissait. Et échafaudait des plans.
Lorsqu’il quitta la maison tôt le lendemain matin, le ciel était haut, limpide et sans nuages. Il comptait retrouver Heather à midi, passer l’après-midi à la plage, et rentrer à la tombée de la nuit ; il emporta néanmoins une torche.
Il descendit à vélo sur la plage, puis jusqu’au port, bien qu’il n’ait rien de précis à faire à l’un ou l’autre de ces endroits. Il fit un détour pour se rendre à sa véritable destination afin de s’assurer qu’il n’était pas suivi. Il voyait bien que Roy n’était pas derrière lui, mais le garçon l’observait peut-être à distance à travers cette même paire de jumelles puissantes utilisées lorsqu’ils espionnaient Sarah Callahan. Colin pédala du port jusqu’au syndicat d’initiative tout au bout de la ville. Convaincu qu’il n’était pas filé, il se dirigea finalement directement vers Hawk Drive et la maison des Kingman.
Même en plein jour, la maison abandonnée surgissait, menaçante, au sommet de la colline. Colin s’en approcha avec un malaise qui se transforma en crainte paisible au moment où il franchit le portail et s’engagea sur l’allée aux dalles cassées. S’il avait été le fonctionnaire chargé de cette propriété, ou le maire de Santa Leona, il aurait exigé la destruction totale et immédiate de l’endroit pour le bien de la communauté. Il persistait à penser qu’un mal tangible exsudait de la maison, une menace aussi perceptible et visible que le soleil californien qui l’éblouissait et lui réchauffait le visage. Trois grands oiseaux noirs tournoyèrent au-dessus du toit et finirent par se percher sur une cheminée. La maison semblait consciente, vigilante, investie d’une force vitale maligne. Les murs gris et désagrégés paraissaient rugueux, malades, cancéreux. Des clous rouillés ressemblaient à de vieilles plaies : les stigmates. Les rayons du soleil semblaient incapables de pénétrer les mystérieux interstices au-dessus des carreaux manquants, et de l’extérieur, en tout cas, l’intérieur de la demeure lui apparut aussi sombre maintenant qu’à minuit.
Colin coucha son vélo dans l’herbe, gravit les marches affaissées, et regarda par la fenêtre brisée, à l’endroit où Roy et lui s’étaient postés une nuit, récemment. En l’examinant de plus près, Colin s’aperçut qu’un peu de lumière filtrait effectivement dans la maison. Il distingua le salon dans ses moindres détails. À une époque, il avait dû servir de club à une bande de garçons, car le sol nu et abîmé était jonché d’emballages de bonbons, de cannettes vides de soda et de mégots de cigarettes. Un poster jauni et en lambeaux de Playboy avait été fixé au-dessus de la cheminée, au-dessus de la tablette même sur laquelle Mr Kingman avait aligné les têtes ensanglantées de sa famille massacrée. Les jeunes ayant utilisé cette maison comme repaire n’étaient pas revenus depuis des mois – une épaisse couche de poussière intacte recouvrait tout.
La porte d’entrée n’était pas verrouillée, mais les gonds grincèrent lorsque Colin poussa la porte gondolée. Le vent s’engouffra autour de lui et souleva un petit nuage de poussière dans l’entrée. À l’intérieur, l’atmosphère était lourdement imprégnée des odeurs de moisissure et de pourriture desséchée.
Comme Colin rôdait de pièce en pièce, il s’aperçut que des vandales avaient œuvré dans chaque recoin de l’immense demeure. Des noms de garçons, des obscénités, des limericks[4] cochons et des dessins très crus représentant les organes génitaux mâles et femelles étaient griffonnés partout où il y avait du plâtre ou du papier peint à peu près uni. Des trous déchiquetés – certains pas plus larges que la main, d’autres presque aussi gros qu’une porte – avaient été faits dans le mur. Des piles de plâtre et de lattes éclatées encombraient la pièce.
Lorsque Colin restait parfaitement immobile, la vieille maison était impalpablement silencieuse. Mais dès qu’il remuait, sa structure arthritique répondait à chacun de ses pas ; ses jointures gémissaient tout autour de lui.
Il crut plusieurs fois entendre quelque chose ramper derrière lui, mais lorsqu’il se retournait, il était toujours seul. La plupart du temps, il se déplaçait parmi les ruines sans une pensée pour les fantômes et les monstres. Il fut surpris et ravi de sa bravoure toute nouvelle – qui le rendait juste un peu mal à l’aise. Il y a seulement quelques semaines, il aurait refusé de franchir tout seul le seuil des Kingman, même pour un enjeu d’un million de dollars.
Il se trouvait dans le manoir depuis deux heures. Il ne négligea pas une pièce, ni même un placard. Dans ces chambres où toutes les fenêtres étaient barricadées, il utilisa la torche qu’il avait apportée. Il passa presque tout son temps au deuxième étage, à explorer chaque recoin – et à mettre au point une ou deux surprises pour Roy Borden.